A l'heure où le débat
sur les OGM reprend de plus belle en Europe avec une possible
levée, dans les prochaines semaines, du moratoire en place
depuis 1999, le scientifique Gilles-Eric Séralini (*) craint
une dérive autocratique de l'industrie du vivant, dont
la production de semences sous brevet s'avère selon lui,
"le meilleur moyen d'affamer le monde". (Le texte
de cet entretien a été relu par Gilles-Eric Séralini)
- Terre-net: A l'heure actuelle,
où en est-on du débat sur les OGM?
- Gilles-Eric Séralini: Deux problèmes majeurs se
posent. Ainsi, les nouveaux règlements européens
concernant la traçabilité et l'étiquetage
des OGM sont parus au Journal Officiel le 18 octobre 2003 et devraient
donc être en vigueur fin janvier. Ils s'avèrent pourtant
inapplicables. Il faudrait pour cela la mise en place au niveau
international, d'une banque des séquences des gènes
artificiels introduits dans les cultures, notamment pour savoir
reconnaître les OGM expérimentaux ou en attente d'autorisation,
alors qu'ils sont aussi prévus comme contaminants possibles
par la directive 2001/18 et les nouveaux règlements sur
l'étiquetage et la traçabilité. Le besoin
est criant pour un organisme impartial international chargé
de cette reconnaissance des OGM. Prenons l'exemple du maïs
Meristem. S'il venait à contaminer l'environnement, seul
Meristem peut aujourd'hui le reconnaître. Deuxièmement,
les OGM commercialisés, comme les maïs GA21 et MON810
de Monsanto, ou T25 de Bayer ont déjà dérivé.
Leurs gènes ont muté, notamment aux extrémités,
ou en tout cas ne correspondent plus à ce qui était
déclaré dans les dossiers d'homologations, ce qui
montre la très grande instabilité des gènes
artificiels. Si les gènes naturels mutaient aussi vite,
on serait tous des monstres après-demain! Les dossiers
d'homologations sont donc caducs.
- Terre-net: Craignez-vous
une levée du moratoire de 1999 dans les prochaines semaines,
comme on le laisse entendre ici ou là?
- Gilles-Eric Séralini: Personnellement,
je le prends plus comme un énième effet d'annonce,
récurrent ces douze derniers mois chez les producteurs
d'OGM. La Commission a, ce n'est pas une surprise, toujours été
favorable à la levée du moratoire; avant même
qu'il ne soit mis en place certains revendiquaient le besoin de
ne pas ralentir la commercialisation à la Commission Recherche,
notamment. La grande prévenance des ministères de
l'économie et de la recherche pour ne pas être en
retard sur le brevetage du vivant, y est pour beaucoup. Pourtant,
l'Europe devrait comprendre qu'il est nécessaire de valoriser
l'agriculture sans OGM. Celle-ci aura toujours sa place. Au moindre
problème, on se jettera à nouveau sur elle. Les
Quinze doivent défendre cette carte là. Naturellement,
si les lobbies l'emportent, le risque d'une levée du moratoire
par les politiques existe.
- Terre-net: De nombreux
scientifiques présentent les OGM comme "la" solution
au problème de la faim dans le monde. Partagez-vous ce
point de vue?
- Gilles-Eric Séralini: Non.
Produire des semences sous brevet, c'est le meilleur moyen d'affamer
le monde et d'établir ainsi une nouvelle disparité
entre les pays riches et les pays pauvres. Ces derniers n'auront
plus accès au droit fondamental qu'est celui de replanter
les semences de leur récoltes sans payer des taxes. C'est
pire que la question des médicaments génériques,
car il faut manger avant de pouvoir penser à se soigner
ou à s'habiller. De plus, actuellement, 99% des OGM servent
à nourrir les vaches, les porcs et les pays riches avec
leurs résidus dans l'alimentation humaine, et non pas les
enfants des pays pauvres. Pourtant, nous avons plus de 20 années
de savoir faire (la première plante transgénique
date de 1983) et bientôt 9 ans de commercialisation! Si
nous avions voulu faire des plantes high-tech contre la famine,
cela se saurait! Mais ce concept est-il réaliste? De plus,
ces cultures ne sont pas adaptées à ces pays pauvres.
Les caractères de résistance à la sécheresse
ou à la salinité des sols sont extrêmement
complexes. Il ne suffit pas d'agir sur un seul gène pour
les résoudre. Il existe pourtant des variétés
naturelles adaptées à ces conditions, mais malheureusement,
rien n'est fait pour les promouvoir.
- Terre-net: Dans votre dernier
livre (*), vous écrivez que l'industrie du vivant tend
actuellement à étendre sa main mise à la
fois sur le scientifique, l'économique, le militaire et
le politique. Qu'entendez-vous par-là?
- Gilles-Eric Séralini: Ce
quadruple pouvoir s'avère extrêmement dangereux.
Au niveau économique, cela passe par le brevetage du vivant.
Les pouvoirs génétique et scientifique s'illustrent
dans la thérapie génique, le clonage et les OGM,
que se répartissent un petit cercle de multinationales.
Pouvoir militaire également, avec le dévelopememt
des armes bactériologiques, la guerre de demain. Enfin
oui, pouvoir politique. L'histoire du 20ème siècle
est jalonnée d'abus sur les théories génétiques,
comme l'eugénisme aux Etats-Unis avant la guerre 39-45
ou le nazisme. Plus près de nous, la directive européenne
98/44 qui permet les brevets sur les gènes a été
votée par le Parlement européen et doit être
discutée dans chaque pays. C'est une révolution
majeure qui se répercute au final sur la propriété
privée des droits de reproduction des organismes vivants
végétaux et animaux nécessaires à
l'alimentation, comme nous l'avons souligné. Sous pression
d'un lobbying économique intense. Et puis, le fait de décider
ou non de la commercialisation des OGM passe par une décison
politique.
- Terre-net: Comment jugez-vous
l'état actuel des recherches en matière d'OGM?
- Gilles-Eric Séralini: Il
faut éclaircir la part d'ombre qui existe autour des OGM.
A partir du moment où la recherche imprègne le milieu
ouvert et donc, le champ qui est un espace social, il faut absolument
établir des précautions beaucoup plus sérieuses
que celles qui sont en vigueur. On ne devrait pas démarrer
d'expérimentations dans un champ sans avoir auparavant
caractérisé les risques de contamination en fonction
de la taille du champ, de la présence de ruches par exemple.
Il faudrait pouvoir les vérifier, ce qui n'est pas le cas
actuellement puisque les séquences des OGM expérimentaux
ne sont pas disponibles pour les laboratoires de dosages. Des
contrôles de toxicité avant et après la sortie
de serre doivent être instaurés. Malheureusement,
ils n'ont lieu que longtemps après. Et puis, d'accord pour
la recherche, mais dans quel but? Aujourd'hui, 98% des travaux
portent, non pas sur les risques liés aux OGM, mais sur
la mise au point de variétés agronomiques dans le
seul but d'accroître leur commercialisation. 75% des OGM
sont faits pour tolérer un désherbant (surtout soja,
maïs, coton et colza round-up...) dans le monde. On cherche
donc à créer une plante qui puisse vivre en présence
d'un désherbant sans mourir. Elle est OGM parce qu'elle
est capable de s'en imprégner sans flétrir. Qu'on
m'explique en quoi cette politique s'avère une bonne stratégie
écologique et sanitaire pour l'humanité?
"Génétiquement incorrect", le dernier livre de Gilles-Eric Séralini, en kiosque le 10 novembre.
(*) Gilles-Éric Séralini est professeur des universités en biologie moléculaire à l'université de Caen. Ses recherches portent sur les relations entre hormones de la reproduction, polluants et cancers. Expert depuis 1998 au sein de deux commissions gouvernementales françaises chargées d'évaluer les OGM avant et après leur commercialisation, il préside aussi le conseil scientifique du Comité de recherche et d'information indépendantes sur le génie génétique (CRII-GEN). Il est l'auteur de "OGM, le vrai débat" (Flammarion, 2000) et de "Génétiquement incorrect", qui sort en librairie le 10 novembre 2003 (Flammarion, 2003, 19 euros).
Source : © Milfeuille Presse
Propos recueillis par Thomas Quéguiner