Par André CICOLELLA,
Laurent DIANOUX, Jean-Paul GAUDILLIÈRE et Jacques TESTARD
En quelques jours, plus de 17
000 chercheurs ont signé une pétition dans laquelle
ils mettent en balance leur démission de toute responsabilité
administrative si le gouvernement ne change rien à sa politique
budgétaire... Dans un milieu qui n'est pas caractérisé
par les traditions de mobilisation collective, il s'agit d'un
bon indice de la crise que traverse aujourd'hui la recherche.
Cette crise trouve ses racines dans une remise en cause de la
recherche publique au sein du système scientifique français.
Celle-ci a désormais deux dimensions. La première,
révélée par les suppressions de postes du
gouvernement Raffarin, est le fait que le service public de recherche
n'est plus un territoire protégé, qu'il est, lui
aussi, la cible d'une politique libérale de déplacement
des moyens au profit du privé. Dans les labos, nombreux
sont ceux qui partagent la conviction que la droite entend, à
terme, faire disparaître la figure du chercheur titulaire
d'un emploi à vie, libre de choisir ses sujets de travail,
évalué par ses pairs. Le scientifique nouveau sera,
comme dans toutes les entreprises du nouveau capitalisme, un opérateur
contractuel, un chercheur flexible, embauché pour un projet
qui mêle acquisition de connaissances et application, et
surtout qui répond à une demande industrielle spécifique.
La seconde remise en cause est l'abandon de cette hiérarchie
entre recherche «fondamentale» et recherche «finalisée»
qui privilégiait la première. Dans l'équation
caractéristique du modèle scientifique des Trente
Glorieuses, un lien étroit existait entre recherche publique
d'Etat et investigations à visée cognitive contribuant
au progrès économique et social de façon
indirecte. Ce modèle a été incarné
par les agences publiques, du CNRS à l'Inra en passant
par l'Inserm ou l'IRD. Depuis vingt ans, il a été
ébranlé par la multiplication des contrats industriels,
par la création, via la législation sur les brevets
et les entreprises «innovantes», de véritables
marchés scientifiques qui permettent une appropriation
de savoirs de plus en plus généraux.
Les pétitionnaires considèrent qu'une politique
de dynamisation de la recherche, basée sur le remplacement
d'une recherche publique forte, par les partenariats avec le privé
et sur la flexibilisation de l'emploi, mettra en danger l'infrastructure
de recherche française. Il faut donc «sauver»
la recherche. Nous partageons cette vision. Mais nous pensons
aussi que la défense du service public, en matière
de recherche comme en matière d'éducation ou de
santé, passe par une interrogation sur ses objectifs et
modes de fonctionnement, par une réflexion critique sur
son avenir. De ce point de vue, la pétition est loin du
compte. En s'arc-boutant sur le refus de tout «pilotage»
par d'autres instances que les commissions de chercheurs, elle
passe à côté de la crise de légitimité
que connaissent nos organismes. Elle passe à côté
de l'exigence de leur démocratisation.
Cette crise de légitimité a, bien sûr, à
voir avec le resserrement des liens entre science et marché.
Toutefois, elle tient aussi à la rupture du contrat qui
liait chercheurs et citoyens. La multiplication des crises sanitaires,
écologiques, agricoles, éthiques ou énergétiques
a largement contribué à ce que nos concitoyens voient
dans la science et ses institutions autant la source des problèmes
que des moyens pour leur résolution. Dans une société
qui n'a jamais été aussi éduquée,
la multiplication des débats et des «affaires»
témoigne d'une érosion radicale de la confiance
dans les grands systèmes scientifiques et techniques. L'avancée
des sciences n'est plus automatiquement acceptée comme
synonyme de progrès.
Se replier dans la tour d'ivoire d'une recherche pure, neutre,
et menée en l'absence de tout lien aux demandes sociales
est non seulement utopique mais tout aussi préjudiciable
que la marchandisation des savoirs. Si la recherche finalisée
se concentre actuellement sur des thématiques peu variées,
c'est parce qu'elle est choisie selon des critères qui
ne prennent pas vraiment en compte les attentes des citoyens.
Les appels d'offres, contrats et recrutements des EPST (Etablissements
publics à caractère scientifique et technique) se
focalisent, d'année en année, sur les mêmes
thématiques, au point où des pans entiers de recherche
sont négligés, voire abandonnés. Il suffit
d'avoir en tête le débat sur les OGM, la difficulté
à faire exister les études sur les risques face
à l'armada de biologistes préparant de nouveaux
organismes modifiés, l'état de déshérence
dans lequel se trouvent la recherche agronomique intégrative
ou les disciplines liées à la santé environnementale
pour s'en rendre compte.
On rétorquera que les choix de recherche sont des choses
bien trop complexes pour être laissés aux profanes.
Pourtant, le rôle d'un système de recherche de qualité
est justement d'aider la société civile à
faire des choix éclairés, ce qui suppose d'être
à son écoute et de l'impliquer dans l'élaboration
des décisions concernant les grands objectifs et les usages
des résultats. Comme l'indiquent de nombreuses expériences
récentes de débat démocratique, les citoyens
sont capables d'émettre des jugements pertinents sur les
activités de recherche et leurs conséquences, pourvu
qu'ils soient au préalable éclairés de façon
complète et pluraliste.
Depuis une dizaine d'années - de lutte contre le sida en
débat sur l'épidémie d'ESB -, des procédures
sont apparues qui visent à mettre la technoscience en démocratie
: création de nouvelles agences d'expertise, intégration
de représentants de la société civile au
sein des conseils d'administration des agences de recherche, dialogue
avec des associations. Ces évolutions sont des éléments
décisifs d'un service public de qualité. Elles doivent
être défendues et étendues. Mais il y a plus.
Le fait qu'un jeune chercheur soit aujourd'hui largement encouragé
et récompensé pour avoir travaillé, dans
son laboratoire CNRS, pour Monsanto et qu'il soit, au contraire,
considéré comme un militant et pénalisé
s'il décide de répondre à une demande d'expertise
de Greenpeace n'est pas à l'honneur de notre système
de recherche. L'enjeu est donc d'inventer d'autres dispositifs,
comme les conférences de citoyens qui, suivies d'un débat
parlementaire, constituent des dispositifs crédibles de
programmation et d'évaluation des choix scientifiques et
techniques. Il s'agit également de tisser de nouveaux liens
entre la recherche publique et ce que l'on peut désormais
appeler un «tiers secteur scientifique», c'est-à-dire
cet ensemble d'organisations citoyennes qui élaborent,
sous des formes diverses, une expertise indépendante sur
les enjeux scientifiques et techniques et qui sont parfois directement
impliquées dans le soutien et l'évaluation de la
recherche.
En un mot : pour sauver la recherche, ouvrons-la.