Nous, scientifiques, savons combien notre condition humaine, équilibre entre le corporel, le cérébral, le spirituel est à la fois vulnérable et aléatoire. Nous savons que nous ne savons pas prédire l'avenir de notre espéce, et peut-être est-ce la grandeur de notre condition humaine.
La premiére perception du progrés tient aux différents usages de la technique : des améliorations concrétes, immédiatement utiles. (...) Dans l'histoire de l'humanité, la technique a souvent précédé la science. Mais, naturellement aussi, la technique accompagne la science et fréquemment lui succéde en concrétisant ses concepts et en appliquant ses découvertes. (...)
Le doute qui saisit l'époque me paraÎt lié au double sentiment de pouvoir et d'impuissance qu'a l'homme vis-à-vis de la nature et de lui-même. Le sentiment de pouvoir est sans doute né des interrogations et des craintes sur l'usage de l'énergie nucléaire : l'homme maintenant craint son propre pouvoir. (...)
Les caractéristiques du monde végétal peuvent être directement soumises à notre volonté : créer des plantes qui ont un meilleur rendement, qui résistent mieux au froid ou au chaud, à l'eau ou à la sécheresse, à certains pesticides, qui peuvent empoisonner spécifiquement les prédateurs animaux, créer des plantes qui se conservent mieux... Cette méthode permet même d'élaborer des plantes qui produisent des substances chimiques difficiles et chéres à synthétiser par d'autres moyens, par exemple certains médicaments... Ainsi l'hémoglobine, dont le manque n'est aujourd'hui compensé que par la transfusion, pourrait être produite en quantité par des plans de tabac génétiquement modifié ! Tout devient possible par construction, de façon utile et efficace !
Or le sigle OGM est mondialement stigmatisé, plus encore que les produits eux-mêmes. Quel affreux symbole, cet été au Larzac, que d'avoir mis en avant des centaines de volontaires prêts à les faucher ! Pourquoi tant de haine ? Cette violence est à la mesure de la peur, de l'ignorance et de l'idéologie. Cette peur, on peut la comprendre tant il s'agit d'un tournant, d'un grand changement de la science : fondamentalement, on détourne sciemment le "naturel". A la vérité, ce que nous appelons "naturel" évite de se souvenir que, par sélection et hybridation, les hommes ont, depuis des millénaires, modifié des espéces végétales au fur et à mesure de leur histoire, et selon leurs besoins alimentaires et culturels.
Cette découverte théorique de la maÎtrise des génes inquiéte l'homme : en suscitant une alternative à la sélection darwinienne, la science le fait accéder à un niveau jusque-là réservé à l'obscur dessein de l'évolution, si ce n'est à une puissance divine plus ou moins redoutée.
Cette inquiétude a pour premiére réponse la méthode de critique et de doute qui gouverne la science. C'est parce que son propos est de conquérir le savoir qu'elle est suspectée d'arrogance. A-t-elle la tentation du pouvoir ? Les hommes de science d'aujourd'hui ne sont pas, contrairement à l'image du positivisme d'Auguste Comte, les adeptes du "tout-scientifique", pas plus que d'un quelconque "tout-économique". Ils savent que les croyances, les valeurs morales, politiques, culturelles et affectives d'une époque, déterminent le bon ou le mauvais usage des découvertes.
Aprés la peur, l'ignorance. L'exemple d'un nouveau maïs, le "maïs-t", illustre bien un malentendu qui repose d'abord sur une mauvaise compréhension du mécanisme en cause et des objectifs poursuivis. Le maïs-t, le "t" représentant l'élément génétique d'une bactérie (Bacillus thuringiensis) qu'on ajoute à l'ADN du maïs (c'est l'objet de la modification OGM) et qui permet la synthése d'une protéine tueuse de la chenille pyrale, ennemie du maïs. Le maïs ainsi pourvu, la récolte sera épargnée par la chenille. La méthode plus traditionnelle est l'utilisation complexe et polluante d'insecticides qui, certes, sauveront la récolte, mais causeront d'autres effets négatifs sur l'environnement. (...)
Aujourd'hui la responsabilité de la preuve s'est inversée : pour un produit nouveau, il ne suffit pas de prouver son efficacité, il faut aussi établir sa non-toxicité absolue. Or l'absence de toxicité ne peut jamais être prouvée à 100 %. L'exiger revient à bloquer les changements et à donner la priorité ou parfois un monopole aux techniques anciennes. (...)
La "révolution verte" qui, à la fin du siécle dernier, utilisa les méthodes conventionnelles, pour le riz et le blé, a sauvé les grands pays d'Asie de la famine. Mais l'évolution démographique de notre planéte, qui a vu sa population passer de 3 à 6 milliards d'habitants au cours des soixante-dix derniéres années, promet à nouveau 3 milliards d'individus de plus d'ici à 2100, soit 50 % d'augmentation ! Le choix collectif de nombreux pays du tiers-monde a consisté à ne pas encadrer le contrôle des naissances. Comment sauver aujourd'hui ces nouveaux êtres de la famine sans une nouvelle révolution agraire ?
La révolution des OGM est un progrés indispensable. Cela ne veut pas dire que notre confiance doive être aveugle. La science se doit par exemple de prévoir l'apparition et la multiplication d'insectes résistant au géne si efficace contre la chenille : pour se débarrasser de ces mutants, il faudra encore plus de science - continuer la recherche pour détecter et circonvenir cette évolution. Il faut conserver des champs de maïs non transformés et faire des OGM en quelque sorte "alternatifs". C'est la science évolutive dans la société, au service d'une humanité plus nombreuse et qui vit plus longtemps. (...)
Il semble aussi difficile de se faire aux OGM au début du XXIe siécle, que de monter dans les trains au milieu du XIXe, où l'on craignait de mourir dans les tunnels, ou d'installer des fils électriques dans les églises aprés la découverte de Franklin, alors qu'ils étaient regardés comme blasphématoires.
Aprés la peur et l'ignorance, voici enfin l'idéologie : ceux qui s'opposent violemment aux plus précautionneuses recherches sur les OGM, et le font avant même de connaître le résultat des expériences, se dressent contre les principes (et les lois) démocratiques de notre République, et recrutent leurs adeptes en fabriquant des amalgames : économiques (les multinationales), politiques (le grand capital), et médiatiques (Astérix redoutant que le ciel ne tombe sur la tête des habitants du village gaulois). Faut-il que nous ayons scientifiquement tort parce certains ont - provisoirement j'espére - médiatiquement raison ? (...)
Il importe de ne pas faire du principe de précaution un principe de suspicion et une pratique d'inaction, mais de rechercher, vérifier, contrôler, sans négliger aucune critique, et d'être toujours prêt à des solutions différentes. C'est le devoir d'humanité et la responsabilité politique des scientifiques dans la cité.
Ce devoir et cette responsabilité sont plus manifestes encore quand le vivant est l'espéce humaine et que le matériau implique des cellules souches de type embryonnaire. Le débat entre la science et la société atteint son paroxysme avec ce qui est communément appelé le "clonage thérapeutique".
Depuis peu, les découvertes permettent de canaliser la différenciation de certaines cellules humaines (souvent appelées cellules souches) pour obtenir celles capables de réparer un défaut d'origine héréditaire, ou une lésion causée par un traumatisme ou une maladie. Cette méthode s'applique en particulier au traitement des troubles qui ont leur origine dans le cerveau comme certaines maladies neurodégénératives, type Parkinson ou Alzheimer.
La controverse est double : d'une part, certains s'élévent contre ce qu'ils nomment une "chosification" des cellules humaines, redoutant leur "instrumentalisation". Ils oublient qu'en leur temps les premiéres transfusions sanguines ou les premiéres greffes d'organes avaient été jugées scandaleuses et même dangereuses. Qui se souvient que les premiéres greffes cardiaques furent attaquées au motif qu'elles étaient considérées déshumanisantes ? (...)
Certains excluent toute recherche sur l'embryon puisque celui-ci est potentiellement une personne. C'est tout à fait une position cohérente de la part de ceux qui refusent toute intervention dans le processus de reproduction, adoptant ainsi, par principe, une position proche de celle de l'Eglise catholique romaine, pour laquelle la vie humaine commence dés la fécondation.
Dans certains cas, les cellules proviennent d'embryons dits surnuméraires, mais, dans d'autres cas, il faut créer des cellules par fécondation in vitro. La voie de l'avenir serait de procéder au transfert du noyau d'une cellule adulte, qui aboutirait à multiplier une seule lignée de cellules presque identiques et pourvues du phénotype recherché, ce qu'on évoque par l'utilisation excessive du terme "clonage". En tout cas, ce processus n'implique d'aucune maniére une fécondation. La dispute est alors paradoxalement plus forte encore, car la seule appellation de "clonage" fait redouter des risques de clonage reproductif, des dérives, des trafics.
Ce "clonage thérapeutique" jette le trouble, et on y voit généralement les risques plutôt que le progrés qui sauvera des vies. Pourtant il s'agit encore, à l'heure actuelle, d'une hypothése sans résultat vraiment tangible, ce qui laisse le temps de réfléchir et d'élaborer des régles pour l'encadrer. De plus, les méthodes utilisées pour obtenir les cellules excluent de facto toute déviance vers le clonage reproductif, car les préparation préembryonnaires permettant l'implantation sont différentes. Le risque de confusion avec le clonage reproductif pourra certainement être maÎtrisé, l'étape de l'implantation dans l'utérus définissant une ligne de démarcation trés précise.
Cependant, s'agissant de cellules humaines, la crainte de Faust ou du Golem resurgit. On fantasme facilement sur des dérives imaginaires. On a raison de tout anticiper et de prévoir un arsenal de limites et d'encadrement, mais il ne faut pas pour autant céder à l'aveuglement : il faut regarder la réalité et la connaissance en face.
Le changement et la transgression sont consubstantiels à la science : chercher du nouveau est une activité permanente de tous les hommes. (...)
Progrés tout cela ? Oui, si on l'inscrit dans une perspective de plus grande fraternité, de meilleure compréhension de notre monde et des hommes. Faisons en sorte que les progrés scientifiques ne soient pas qu'un moyen de plus pour renouveler des activités marchandes. (...)
Je crois qu'avec le feu, l'électricité, les antibiotiques, nous sommes plus heureux que les hommes qui dessinérent Lascaux : nous avons plus de temps à vivre, pour être libres et pour aimer. Mais leur art nous parle et nous touche : le continuum entre nous tient sans doute à l'affectivité, à l'imaginaire, aux désirs, qui ne se résument pas à des conditions de vie, à des acquis. Nos progrés nous déterminent : ils ne nous définissent pas.
On pourrait aujourd'hui avoir la tentation de s'en tenir aux acquis d'une humanité qui dispose déjà de tant de moyens pour mieux vivre et choisir de mieux les partager. Je comprends ce sentiment, cette intuition qu'il faudrait marquer une pause.
Mais il ne faut pas compter sur
un palier de l'évolution scientifique, sur un moratoire
du changement : c'est une hypothése totalement irréaliste
- et bien des conservateurs tranquilles vont le regretter. L'homme
invente, veut savoir toujours plus, que cela touche le climat
sur notre Terre et son évolution, les planétes alentour,
ou les possibilités de vie prolongée en bonne santé
et pleine lucidité. C'est irrépressible. Aux hommes
et aux femmes, à
leurs représentants, à leurs civilisations, d'en
faire des bonheurs, d'accompagner ces percées et d'inventer
les régles de vie qui en feront des progrés pour
le genre humain.
Etienne-Emile Baulieu est biochimiste,
professeur honoraire au Collége de France
ARTICLE PARU DANS Le Monde L'EDITION
DU 22.10.03