Pas de progrès sans raison ni précaution

Pierre-Henri Gouyon

Professeur à l'Université de Paris-Sud, à l'Agro et à l'Ecole Polytechnique, directeur du laboratoire d'Ecologie, Systématique & Evolution du CNRS-UPS-ENGREF

tiré de : POUR La revue du groupe de recherche pour l'éducation et la prospective
Dossier "Sciences et agriculture, accords et désaccords"
N°178, Juin 2003
pp. 146-151.

 

La question de la position des scientifiques face aux OGM doit être resituée dans le contexte contemporain de la place des sciences et techniques dans notre société. Les sciences et techniques ont été, d'une certaine façon, les vedettes de l'époque dite « moderne » où tout pouvait être sacrifié au progrès. Ce progrès était supposé améliorer la vie des humains et constituer le moteur du dynamisme économique. En fait, toutes ces raisons ont permis de définir le progrès comme un but en soi, n'ayant plus besoin de se justifier. Dans ce cadre, dire « ceci accélère le progrès » devient un argument imparable en faveur de l'action dont il est question. Dire au contraire « ceci ralentit le progrès » devient, comme on l'entend souvent, une condamnation de l'objet, sans qu'il soit nécessaire de montrer en quoi le progrès considéré est souhaitable, sans qu'une analyse de type coûts-bénéfices-risques soit développée.

Ce progrès vu comme but en soi, dans notre société, est une composantesociale particulièrement agréable pour les scientifiques. Ces derniers ont conscience, dans ce paradigme, d'être au coeur de la machine « progrès ». La science alimente la technique qui alimente le progrès et les hommes et tout va bien. Dans cette vision moderne, le scientifique se sent investi d'utilité et d'autorité.

La période « post-moderne » remet en cause cet édifice. Le principe de précaution en est un des aspects. Rappelons que ce principe n'est pas un principe d'inaction, mais un principe d'action (il demande en particulier un effort de recherche pour lever les incertitudes concernant les dangers encourus, recherches que les défenseurs acharnés et inconditionnels du « tout OGM » se gardent de promouvoir). Rien d'étonnant à ce que certains scientifiques, ceux qui sont habitués à ce pouvoir sans critique possible, n'aiment pas ce principe de précaution. Ils se défendent contre ce courant post-moderne parce qu'il les retire de cette situation confortable de noyau de la machine à progrès.

On a souvent vu le principe de précaution comme un frein au progrès. L'époque post-moderne demande effectivement un progrès un peu plus lent dans le domaine de la technique, mais aussi un progrès plus sûr. Ceci n'entraverait pas du tout la science, mais pourrait l'amener à se réorienter en fonction des demandes des citoyens et des questions posées par la problématique du respect de l'environnement et du développement durable. Bien sûr, ceci suppose  en revanche que soient éventuellement revues certaines priorités de la recherche (ce qui explique aussi que les scientifiques les plus « en vue », ceux qui recevaient les plus forts soutiens financiers, ne soient pas favorables à un tel principe). En particulier, dans la mesure où les applications techniques de la science ont eu, ces derniers temps des conséquences désastreuses sur l'environnement, ceci demande aux scientifiques de s'investir beaucoup plus dans des démarches prospectives à l'échelle des écosystèmes, des populations, de l'épidémiologie ou de l'atmosphère, par exemple.

 

"Le mépris zéro"

La recherche scientifique devrait se préoccuper toujours autant d'améliorer les aspects techniques, les connaissances fondamentales qui permettent de la technologie et de l'innovation, mais elle devrait aussi en même temps se préoccuper des conséquences de l'innovation. Or, la recherche scientifique le fait très mal à l'heure actuelle. Les scientifiques n'ont pas été habitués à cela dans la plupart de leurs domaines. C'est normal, ils étaient dans la machine à progrès, c'était cela qu'on leur demandait de faire et ils le faisaient bien.

Il est à craindre que les institutions dans lesquelles sont regroupés les plus grands scientifiques n'aient pas encore absorbé cette nouvelle demande de la société. Il est essentiel à l'heure actuelle, que des textes, concernant l'environnement, essaient d'expliquer le plus clairement possible aux scientifiques dans tous les domaines, à quel point on a besoin d'eux pour régler les problèmes en question. Il faudrait que les scientifiques arrêtent de caricaturer les démarches post-modernes. Il faudrait qu'ils arrêtent de croire qu'on exige d'eux le risque zéro. Le risque zéro n'est demandé qu'exceptionnellement (il se justifie parfois cependant, en particulier quand celui qui subit le risque ne peut espérer aucun bénéfice). Il est simplement demandé le mépris zéro ; prétendre que les gens demandent le risque zéro, c'est en général les mépriser intellectuellement.

Les derniers avatars du dossier « OGM » illustrent bien cette situation. Des scientifiques reconnus sont convaincus qu'il faut développer cette technique, on peut les suivre sur ce point. Mais pour juger du dossier dans son ensemble, ils devraient se poser la question des impacts écologiques et économiques de l'application de leurs découvertes. Ce qui est ahurissant dans le débat actuel, c'est que les institutions qui prennent la parole sur ce plan le font en ne se documentant pas, ni auprès d'économistes ou de sociologues compétents sur le sujet, ni auprès d'écologistes (au sens scientifique, s'entend). Il s'agit simplement de défendre la fameuse « machine à progrès » citée plus haut. Elle est considérée comme tellement bonne que tout ce qui peut la ralentir ne peut être que mauvais et la déontologie scientifique s'efface devant cet impératif. Si l'Académie de Médecine a rendu un rapport où étaient explicitement exclues les questions d'environnement, l'Académie des Sciences a intégré cet aspect sans avoir mené la moindre enquête dans ce domaine et en se gardant bien d'auditionner le moindre expert compétent.

On entend dire qu'il n'y a aucun problème alors que chacun peut se rendre compte que différents dysfonctionnements sont déjà évidents.

· Le fait de rendre une espèce déjà relativement invasive comme le colza résistante à toute une série d'herbicides parmi les plus précieux est une évidente erreur. En effet, le colza se resème naturellement à des taux incroyables. Il faut savoir qu'un champ de colza produit environ 75000 graines au m2 et qu'on perd souvent de l'ordre de 10% des graines à la récolte (on en perd beaucoup plus qu'on en sème !). Ces graines tombent sur des bords de routes, de voies ferrées, dans les autres champs dans des tas d'endroits d'où on voudra pouvoir se débarrasser des plantes de colza. Rendre un colza résistant à un herbicide, c'est acceptable, le rendre résistant à tout, ce qui est en cours de réalisation, est un facteur d'ennuis certains pour l'agriculture et l'environnement de demain. Des colzas tri-résistants, à la suite de croisements spontanés entre différents champs OGM ont déjà été décrits au Canada, trois ans après le début de la culture OGM concernée !

· Par ailleurs, on a démontré que les gènes passent librement entre les betteraves cultivées et leurs cousines mauvaises-herbes. Ceci qui veut dire que la culture de betteraves transgéniques résistantes aux herbicides rendrait à très court terme les mauvaises herbes résistantes à leur tour. On serait débarrassé des mauvaises herbes pendant deux ou trois ans mais on le paierait en les ayant rendues résistantes pour des siècles à l'herbicide considéré ! Tout le contraire d'une démarche de développement durable.

· En fait, le problème est qu'on sait très bien que les structures de décision actuelles sont totalement incapables de gérer ces questions et autoriseront tout ce qui ne présente pas de danger immédiat pour la santé humaine . Les commissions chargées de l'évaluation des risques ne savent pas comment prendre en compte ce type de considération. Elles ne contiennent d'ailleurs que très peu de spécialistes des questions d'environnement.

 

Réhabiliter les règles déontologiques

On entend dire aussi qu'il existe sur les OGM, des données disponibles aux USA et au Canada, qu'aucun problème n'a été détecté D'une part, comme on l'a vu ci-dessus, il est faux qu'aucun problème n'ait été détecté, des colzas tri-résistants ont déjà été signalés. Ce n'est pas un grave problème dans une agriculture qui pratique la monoculture du colza à grande échelle. C'en serait un sérieux en France. Bien sûr, nous sommes allés chercher ces données contrairement à ce qui est souvent prétendu ! Nous avons tenté d'étudier les impacts environnementaux des cultures d'OGM au Canada. Comment croyez-vous que nous ayons été reçus dans un pays où tous les organismes d'Etat sont contrôlés par les organismes d'application technologiques (avec en tête l'inévitable firme Monsanto, ni pire ni meilleure qu'une autre, simplement plus puissante) ?

Pourquoi des scientifiques si distingués oublient-ils ainsi les règles déontologiques de leur profession ? Il y a probablement deux facteurs.

 D'une part, ce qu'on peut appeler le « syndrome du pont de la rivière Kwaï ». Dans ce film, des prisonniers anglais (après des négociations avec leurs ennemis asiatiques qui les ont en charge) ont construit un pont. Ils y ont mis tout leur art, leur technique et leur savoir-faire. Une fois l'ouvrage achevé, le commandement allié envoie un commando pour  le détruire ; mais les soldats sont si fiers de leur ?uvre qu'ils tentent de s'y opposer bien que ce soit l'intérêt de leur armée de le faire Beaucoup de scientifiques se retrouvent dans cette situation : ils ont été toute leur vie dans cette idée du progrès ; ils ont pensé que ce qu'ils faisaient était bien, et cela l'était ! Et tout d'un coup, on se met à leur dire que ce qu'ils viennent de faire, il faut peut-être ne plus le faire. Il est difficile d'admettre l'idée que ce qu'on essaye de faire depuis 30 ans n'était pas la chose à faire sur le plan technique.

D'autre part, il y a un problème interne à la science, de relation entre disciplines. La biologie moderne est dominée par une démarche réductionniste appelée biologie moléculaire. C'est très bien, cette approche a prouvé son intérêt et son efficacité. Pire, les biologistes spécialisés dans l'étude des animaux (les zoologistes) et des plantes (les botanistes) ont, dans leur majorité, tenté de freiner cette démarche à ses débuts. Ils y ont partiellement réussi et ce n'est qu'entre 1950 et 1980 que la démarche réductionniste a réellement pris le dessus. Les spécialistes du domaine moléculaire et cellulaire en sont venus à considérer qu'il n'y aucune compétence en dehors de la leur et là, les difficultés actuelles commencent. Ce n'est pas parce que la biologie naturaliste, intégrative, a longtemps été un fief des scientifiques les plus rétrogrades qu'on peut se passer de ce niveau d'études. Au contraire, c'est une raison de plus pour s'y engager résolument. Quelle que soit la compétence des spécialistes qui la développent, la biologie moléculaire ne nous dit rien sur les questions d'environnement ou d'économie internationale. Sur ces questions, il faut savoir laisser la parole à d'autres, ce que cette classe de scientifiques a perdu l'habitude de faire.

La commission de Génie Biomoléculaire ne contient qu'une infime minorité de spécialistes de l'environnement, comment espérer qu'elle prenne ces questions en compte ? L'Académie des Sciences a fait un rapport sur les OGM et l'environnement sans jamais interroger une seule personne qui s'occupe d'environnement. Il y a donc un problème vis-à-vis de la façon dont sont posés ces problèmes. Problème de respect des autres, de respect d'une autre vision que celle d'un groupe dominant. Il devient important qu'il y ait aujourd'hui une réelle demande des citoyens qui se préoccupent d'environnement vis-à-vis de l'ensemble des scientifiques, qu'on demande à la communauté scientifique d'arrêter de vivre sur son petit nuage au c?ur de la machine à progrès, de comprendre que le progrès demandé n'est plus tout à fait le même que celui demandé jadis. Il est vrai que les progrès scientifiques ont été extraordinaires ; les menaces qu'ils sont en passe d'entraîner sont à la mesure.

Aujourd'hui, il faudrait impérativement que les scientifiques, dès le début de leur recherche c'est-à-dire au moment où ils sont en train de chercher la molécule qui soignera telle ou telle maladie, au moment où ils sont en train de penser à telle ou telle nouvelle forme de manière de produire de l'énergie ou de la nourriture, ne se posent pas seulement la question de savoir comment cela permettra de faire tourner la machine à progrès, la machine économique, la machine technique, mais aussi de savoir comment cela s'intégrera dans l'environnement, quel jeu cela jouera, et quels intérêts cela servira. Si ce type de questions avait été posé, peut-être de grands désastres auraient-ils été évités. Le principe de précaution pourrait sans doute poser quelques problèmes, son mépris peut en poser de pires encore. Qu'il s'agisse du SIDA, ou de l'amiante, des scientifiques de grand renom se sont décrédibilisés pour ne pas dire pire. Quand donc l'establishment scientifique comprendra-t-il qu'il est temps de réorienter son attitude et cessera-t-il d'invoquer Galilée en face de son tribunal à chaque fois que la Société l'interroge ? Du temps de Galilée la société civile (moins démocratique que la nôtre d'ailleurs) mettait les scientifiques en prison. Aujourd'hui, ce sont les scientifiques qui envoient leurs opposants en prison ; ne nous y trompons pas, si certains activistes de l'agriculture anti-mondialisation sont lourdement condamnés, ce n'est pas qu'en soi, leurs actes soient plus graves que le saccage d'un un bâtiment à Rennes ou du bureau d'une Ministre, c'est simplement qu'ils ont osé s'attaquer à la science et aux immenses intérêts qu'elle sert. Tant mieux si la science a pris cette importance ; mais aux scientifiques d'exercer ce pouvoir avec raison, avec... précaution !

 

L'auteur tient à remercier tous les collègues et étudiants de l'Université, du CNRS, de l'INRA, de l'IRD et du Ministère de l'Ecologie et du Développement Durable qui l'ont aidé à avancer dans cette réflexion. Il est également reconnaissant à Anne-France Sion qui a revu ce manuscrit et a permis d'en améliorer la forme aussi bien que le fond.